Le charme complexe de l'Inde, récit d'une voyageuse en solitaire
- marionlenoircontac
- 18 nov. 2024
- 9 min de lecture
Souvenirs d'un voyage
Dans le jardin de mes parents, la tête posée sur les genoux de ma mère, je me surprends à lui dire que mes rides sont les traces de mes joies, de mes peines, de mes rires. Elles sont les vestiges de souvenirs que mon esprit a parfois laissés s’effacer, comme dissous dans le flot d’événements passés.
Et parmi ces souvenirs, il y a l’Inde. Il y a déjà cinq ans, à cette même période, je me retrouvais seule, ou presque, au cœur de ce pays immense et déroutant.

Pourquoi l’Inde, me demanderez-vous ? Parce que je suis convaincue que l’Inde ne laisse personne indifférent.
Ce pays, dont on entend parler aussi bien en termes élogieux que critiques, attisait ma curiosité. Sa culture si singulière, sa vie si intense, parfois si rude... Voyager en Inde, c’était pour moi un désir de confrontation. Confrontation avec ce qui est difficile, ce qui est inconnu, ce qui se trouve aux antipodes de nos repères occidentaux. Je voulais me plonger dans le chaos, toucher du doigt la réalité brute de mondes si différents du mien, et comprendre ce qui m’échappait.
Alors, l’Inde s’est naturellement inscrite sur ma liste pour ce tour du monde que je préparais. Ce pays aux quelque 1 454 658 723 habitants m’attendait.
Le début du voyage
Mon périple a commencé à Delhi, après un vol en provenance de Katmandou. À peine avais-je posé le pied sur le sol indien que je me suis retrouvée plongée dans une atmosphère suffocante. Un épais nuage de pollution stagnait au-dessus de la ville, lui donnant des airs d’apocalypse. On aurait dit une scène tirée tout droit du film "Le Livre d’Eli" — pour les amateurs de cinéma.

Les autorités locales ne cessaient de rappeler aux habitants et aux voyageurs de rester le moins possible à l’extérieur. L’air était tellement saturé que chaque respiration semblait dangereuse, comme tu peux l’imaginer. Je n’ai pas traîné. Je ne suis même pas restée une journée entière à Delhi avant de monter dans un bus en direction de Jaipur, la célèbre ville rose.
Jaipur m’a accueillie pendant quelques jours, une courte escale qui m'a permis de découvrir cette ville riche en histoire et de commencer à m’acclimater à l’atmosphère indienne. Mais au début, chaque sortie était une épreuve. Je ne pouvais pas rester plus de trois heures dehors sans revenir avec des maux de tête atroces, causés par la pollution omniprésente et le vacarme incessant de la ville.
Être une femme en inde
L’aubergiste chez qui je logeais m’avait également mise en garde : pour une femme, il n’était pas prudent de sortir seule après la tombée de la nuit, ni de prendre un taxi en solitaire. Rapidement, j’ai compris pourquoi. Après seulement quelques jours, il m'était évident que je ne passais pas inaperçue, malgré tous mes efforts.
J'ai tout rasé
Je faisais tout pour me fondre dans la masse : des vêtements amples qui couvraient mes bras et mes jambes, pas de maquillage, et surtout, mes cheveux très courts. Cela peut sembler anodin, mais j’avais entendu dire qu’en Inde, une grande partie de la beauté d’une femme résidait dans ses cheveux, et que plus ils étaient longs, plus elle était convoitée. Alors, avant de partir, j’ai pris une décision radicale : j’ai tout coupé. Il ne me restait qu’un centimètre de cheveux sur le crâne.
Malgré cela, il semble que l’exotisme que je représentais ou simplement la curiosité due à ma différence aient pris le dessus sur mes tentatives de me fondre dans le décor. L’idée de passer inaperçue était illusoire.
Libre, sans mari
Le fait que je voyage seule, en tant que femme, n’aidait en rien. Dans ce pays où les droits des femmes sont encore limités, il paraissait presque inconcevable de voir une femme prendre des décisions pour elle-même, encore moins de voyager de manière indépendante. Aux yeux de certains, l’absence d’un mari ou d’un homme pour s’adresser à eux rendait ma situation encore plus étrange. Mon assurance, ma liberté de mouvement et ma prise d’initiatives me plaçaient dans une zone floue, un hybride entre une femme et un homme, défiant les normes établies.

D'une ville rose au désert du Rajasthan
J’ai appris à ignorer ces regards et à ne pas laisser leur poids ternir la beauté de ce qui m’entourait. Imaginez une ville entièrement rose, où chaque coin de rue dévoile des palais à couper le souffle, ornés de mille décors, d’arabesques délicates et de fenêtres finement sculptées. Jaipur, avec ses merveilles architecturales, était un véritable enchantement.
Mais il était temps de quitter ce décor somptueux pour rejoindre ma prochaine étape, et celle qui allait devenir ma maison pour un mois : le Rajasthan, au nord du pays. Là-bas, j’avais prévu de travailler dans une haveli, une demeure traditionnelle, en tant que guide touristique. Le fait que cette haveli soit gérée par des Français m’a apporté un certain soulagement, je dois l’admettre, surtout pour faciliter mon acclimatation à la vie en Inde.
Les bus qui ne passe pas, google maps et la nuit noire
Le voyage fut laborieux. Après de longs retards et plusieurs heures de bus, j’ai été déposée au beau milieu de nulle part. Heureusement, j’avais eu la présence d’esprit d’acheter une carte SIM à Jaipur, ce qui m’a permis de vérifier sur Google Maps que l’adresse où je devais me rendre se trouvait à environ trente minutes de marche. Sans trop y réfléchir, j’ai décidé de poursuivre à pied le long de cette route interminable.
Le stress du tuktuk
Mais après seulement cinq minutes de marche, je me rends compte que le soleil disparaît bien plus vite que prévu. La pluie commence à tomber, et en un rien de temps, je me retrouve à marcher seule, de nuit et sous la pluie, le long de cette route déserte. Je commence à m’inquiéter. Finalement, je fais signe à un tuk-tuk qui passe. Je négocie rapidement le prix de la course et monte en prenant soin de garder mon sac sur le dos, par prudence.
Au bout de quelques minutes, je remarque sur mon téléphone que le conducteur contourne l’adresse où je dois aller. Je lui montre l’écran, indiquant la direction à suivre, mais il continue de rouler en passant à plusieurs reprises près de la destination sans s’y arrêter. Je commence à m’impatienter, je lui demande de s’arrêter, mais il fait la sourde oreille. L’inquiétude monte en moi. Je repense aux conseils de l’aubergiste : ne pas sortir seule la nuit, éviter de prendre un taxi seule.
Une seule option : sauter
Finalement, alors que nous passons non loin de la haveli, je prends la décision de sauter du tuk-tuk. Rien d’acrobatique, je te rassure : avec la pluie, les rues sont inondées, et nous avançons si lentement qu'une tortue irait plus vite que nous. Le conducteur, surpris par mon geste, s’arrête et me fixe, interloqué. Je me dirige vers l’entrée de la haveli, sonne, et là, délivrance : on m’ouvre, et j’entends quelqu’un parler français. Pour la première fois de la soirée, je me sens en sécurité.
Le conducteur, cependant, n’en a pas terminé. Furieux, il réclame un supplément pour la course, affirmant que le trajet a été “plus long”. Je comprends alors qu’il essayait simplement de me faire payer plus cher en rallongeant le parcours. Exaspérée, je lui réponds sèchement que je ne paierai pas plus que ce qui était convenu, le traitant de voleur. Le propriétaire de la haveli, témoin de la scène, finit par ajouter la somme demandée pour qu’il parte. Gênée, je réalise que je viens de créer un véritable spectacle devant le propriétaire et le staff, avec qui je vais vivre et travailler pendant un mois.
Le propriétaire, amusé, éclate de rire et me dit que j’ai bien fait de ne pas me laisser faire, et que c’est une qualité importante ici. Malgré moi, cette soirée mouvementée a marqué mes débuts dans cette nouvelle aventure.
Entre sceptissisme et respect
Ce mois passé au sein de la haveli m’a permis de mieux m’accoutumer à la vie indienne, de m’intégrer davantage en travaillant aux côtés des habitants et de côtoyer leur quotidien de près. Mais très vite, un fossé se creuse entre nous. Si les Russes étaient directs et parfois rudes, et les Népalais curieux et bienveillants, ici, le contraste est saisissant. Le gouffre culturel est tel qu’il provoque en moi des sentiments contradictoires, une sorte de déchirement entre respect de leur culture et incompréhension profonde.
Patrimoine historique en déclin
L’un des premiers chocs concerne le patrimoine. Ici, la notion de préservation semble presque inexistante : l’ancien n’a que peu de valeur aux yeux de beaucoup. J’assiste, impuissante, à la destruction de magnifiques havelis ou à leur transformation par des couches de peinture moderne. Ces demeures traditionnelles, autrefois résidences des riches marchands marwaris, datent pour la plupart de la fin du 19ᵉ siècle. Dans la région du Shekhawati, les havelis se distinguent par leurs fresques murales vives et leurs sculptures d'une grande finesse. Ce patrimoine unique disparaît peu à peu, sacrifié au profit d’une modernité qui efface toute trace de l’histoire de ces lieux.

Les castes, à chacun sa place...
Mais au-delà de la préservation du patrimoine, ce sont les systèmes de castes et la place de la femme dans la société indienne qui me heurtent profondément. Le système des castes en Inde divise la société en groupes hérités à la naissance, chacun ayant historiquement des rôles et des responsabilités spécifiques. Les castes principales, ou varna, se répartissent ainsi :
Brahmanes : traditionnellement prêtres, enseignants et conseillers spirituels, souvent perçus comme la caste la plus élevée.
Kshatriyas : regroupent les guerriers, les rois et les dirigeants, autrefois chargés de défendre et administrer le territoire.
Vaishyas : commerçants, agriculteurs et artisans, qui font tourner l’économie et le commerce.
Shudras : ouvriers et serviteurs, chargés des travaux manuels, considérés comme la caste la plus basse parmi les quatre principales.
En plus de ces castes, il existe des sous-castes locales (jatis), qui varient d’une région à l’autre, ajoutant de la complexité à cette structure sociale. En marge du système, les Dalits (anciennement appelés “intouchables”) ont historiquement été marginalisés et contraints aux tâches considérées comme impures.
Bien que la Constitution indienne ait officiellement aboli ce système en 1950, son influence reste forte, surtout dans les zones rurales.
Pour un esprit occidental, cette hiérarchie sociale peut sembler figée et inégalitaire, presque moyenâgeuse, et pourtant elle demeure une réalité bien vivante en Inde.
Face à cette organisation, la place des femmes dans la société indienne m’interpelle tout autant. Les inégalités y sont flagrantes, parfois écrasantes. Bien que j’essaie de rester ouverte et respectueuse de cette culture différente, ces aspects me laissent souvent perplexe, et parfois, je l’avoue, indignée.
Sur les routes du nord de l'Inde avec un couturier de l'opéra de Paris
Après ce mois passé au Rajasthan, je décide de parcourir le nord de l’Inde, mais cette fois, je ne voyage pas seule. Dans la haveli, j’ai rencontré Étienne, un couturier d’une petite trentaine d’années. Très vite, nous nous entendons bien et adoptons une attitude légère face aux situations parfois chaotiques. Avec lui, ce voyage prend une tournure nouvelle, marquée par la découverte et un soutien mutuel. Étienne m’a permis de voir des lieux magnifiques, que je n’aurais peut-être pas pu explorés seule.

Jaisalmer la Ville jaune, avec son désert où nous avons passé une nuit sous les étoiles ; Jodhpur, la Ville bleue, bordée de lacs ; Orchha et son impressionnant fort ; Khajurâho et ses temples finement sculptés, un patrimoine sensuel et mystique ; Varanasi, ses ghats au bord du Gange où l’on vient pour stopper le cycle des réincarnations et atteindre le nirvana ; et enfin l’immense ville de Calcutta, vibrante, avec ses marchés sans fin.
Tant de lieux, puissants, chargés d’histoire, que je n’aurais sans doute pas pu apprécier pleinement en voyageant seule ou que je n'aurais jamais vu, car la raison et la prudence auraient eu raison face au danger que cela représentait de le faire seule.
Je suis profondément reconnaissante d’avoir croisé Étienne, d’avoir eu ce compagnon de voyage pour partager ces instants. Ces gens que l'on croise et avec qui l'on partage un petit bout de vie.
Retour au calme
Notre périple commun et mon aventure indienne se terminent à Pondichéry, cette ancienne colonie française nichée au sud de l’Inde. Est une pause bienvenue, un endroit empreint de calme, où l’esprit peut se poser après des semaines si intenses.
À Pondichéry, je loge dans un couvent qui n’accueille que des femmes. Pour la première fois depuis près de deux mois, je ressens un soulagement tangible en marchant dans les rues. Je n’ai plus à me méfier, à redouter qu’on me suive ou qu’on change de trottoir pour m’effleurer volontairement au passage. Ce sentiment de sécurité, si rare ici, me permet de retrouver la paix intérieure. La ville est belle, en bord de mer, baignée par une ambiance apaisante. Je passe ici les derniers jours de l’année, avec les sœurs, une pause parfaite avant de repartir en direction du Vietnam.

L'inde : le trop plein d'émotions
À l’aéroport, dans la salle d’attente, je ressens un certain soulagement. Je suis reconnaissante pour cette expérience, même si mes émotions sont complexes.
On dit souvent de l’Inde qu’on l’aime ou qu’on la déteste ; pour ma part, je ne serais pas aussi tranchée, mais je comprends mieux l’effet qu’elle produit. Elle éveille et provoque à la fois.
Full introspection
Je suis reconnaissante d’être née en France, reconnaissante de ce voyage où j’ai appris à m’affirmer, à tenir tête, même à repousser les mains déplacées quand il le fallait. Ce séjour m’a appris la patience comme jamais auparavant : ici, un train peut arriver avec trois, cinq, voire sept heures de retard, ou même ne jamais arriver du tout. J’ai appris à lâcher prise, à accepter que rien ne soit certain, à comprendre que toute information est approximative et que les réponses sont rarement claires. Au fond, c’est cette imprévisibilité et cette richesse culturelle qui font le charme de ce pays, lui conférant un certain mystère qu’on ne saurait saisir même après y avoir passé deux mois.
A tous mes compagnons avec qui j'ai partagé un bout de vie sur le trajet de ce long périple que j'avais pourtant engagé seule.
© Photographie par Marion lenoir
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